Dans le vide médian

« Vedanta Project » : le titre choisi par Roland Kraus pour l’exposition qui montre pour la première fois en France quelques jalons marquants de son long parcours artistique est aussi celui qu’il donne, depuis son séjour en Inde de 1972, à l’ensemble de ses travaux de gravure, peinture et sculpture.
Titre d’emblée paradoxal, qui associe le Vedanta, doctrine basée sur la dernière partie des textes du Veda (principalement les Upanishads), dont l’enseignement traditionnel, du domaine de la métaphysique pure, est immuable et intemporel, au terme moderne de Project, qui suggère l’idée d’une oeuvre en perpétuelle évolution, d’un « work in progress », à la manière des suites d’Improvisations chez Kandinsky, ou de l’univers sonore de jazzmen tels que John Mac Laughlin ou Wayne Shorter.
Cette contradiction se résout, si l’on envisage les différentes étapes du Vedanta Project comme autant de tentatives plastiques d’approches de la Connaissance. Car le Project procède d’une expérience fondamentale, qui associe deux des aspects sensibles de la vibration rythmique, le son et la vision : analogiquement, les Upanishads font partie de la Shruti, mot qui désigne l’intuition intellectuelle immédiate et dont le sens premier est audition ; quant à Veda, le terme vient de la racine vid, qui signifie voir et savoir. L’artiste tenta d’abord de rendre compte de cette expérience par les lithographies des années 1975-1980, qui en donnent une représentation symbolique par un langage géométrique et figuratif, puis par les oeuvres abstraites qui en mettent en oeuvre le dynamisme, en une suite de peintures où Roland Kraus, tel un calligraphe chinois, « s’adosse au Yin, serre contre sa poitrine le Yang » (Tao Tö King, 42) pour laisser le Chi, énergie et souffle du dragon, conduire sa main et accomplir le geste juste. Le rythme qui préside à cette expérience est ce même rythme qui retentit depuis le moment originel où les souffles du Ciel-Terre ont donné naissance, par condensation ou expansion, à la totalité du cosmos (ce que la tradition chinoise nomme les dix mille êtres). La peinture de Roland Kraus rend sensible ce jeu des souffles, au gré des attractions et des répulsions, dans le vide médian, auquel correspond l’espace réservé de la feuille blanche, de la toile vierge ou du Fabriano noir. Entrer dans une peinture de Roland Kraus, c’est donc participer symboliquement à la genèse et à l’animation des formes du monde, selon les polarités contraires du Yin/Yang, des courants de « Kundalini » (dessin de 1982), ou du couple « Shakti et Shiva » (relief de 1995).
« Nicht eingreifen » : ne pas intervenir ! Comme dans la toile « To be or not to be », la main seient à distance : c’est le non agir qui permet que tout s’accomplisse. « Wissen und Nichtwissen umkreisen ein Ziel : Savoir et non savoir encerclent une cible » : la pensée discursive et l’intuition intellectuelle concourent à la recherche d’un même but, où discours et images ne peuvent qu’aider à concevoir l’inexprimable.
L’énergie qui anime les oeuvres de Roland Kraus ne s’est pas révélée à lui par l’étude mais par la méditation ; de même nous émeuvent-elles non par un contenu programmé mais par leurs rythmes internes.
« Le nom des Upanishads indique qu’elles sont destinées à détruire l’ignorance en fournissant les moyens d’approcher de la connaissance suprême», écrit René Guénon. Les étapes du Vedanta Project sont celles d’un combat contre les vecteurs de cette ignorance, dogmes extérieurs ou désirs subjectifs. La sculpture « Dernier avertissement ! » désigne clairement les adversaires majeurs que sont le narcissisme et les pièges de l’ego ; comme dans les arts martiaux, le plus grand combat est ici de se vaincre soi-même. Les lumières illusoires du « Bardo » (toile de 1993) retiennent l’être en chemin vers la délivrance, comme les formes chatoyantes du monde dans le triptyque « Han Shan », hommage au moine et poète chinois, dont le volet supérieur se dépouille au profit d’une ténèbre lumineuse qui est celle de la vision intérieure, loin des sollicitations brillantes de l’Histoire.
De celle-ci, Roland Kraus connut très jeune les violences meurtrières, dont témoignent les formes carbonisées des « Totems de deuil pour une vie debout », et les routes de l’exil, en une nouvelle « Anabasis » (l’Anabase de Xénophon est le récit d’une retraite à travers des pays hostiles). Routes où il lui fallut se guider sur l’Etoile du Nord, symbole polaire, après avoir fait en lui le vide, démarche qu’attestent ses sculptures telluriques, rendant sensible le champ magnétique terrestre, « Testa vuota / Tête vide » et « Omphalos ».
Les peintures « Résurrection », « Transit », ou la sculpture sonore « Bethel » correspondent à la conception orientale de la mort comme point de passage entre deux états de l’être, selon un mouvement vertical signifié par l’échelle de Jacob (présente dans « Bethel » et « Anabasis »). Dans « Requiem », oeuvre dédiée par l’artiste aux amis disparus et plus particulièrement à notre cher Edmond Vernassa, la combustion des scories de l’ego permet l’accès, au point d’intersection des lignes qui est aussi point de retournement , à la perfection minérale du cristal, dans une lumière qui est celle de la Permanence. Car tourner l’ouïe vers l’intérieur pour « écouter sans entendre », et la vue vers la nuit obscure pour « regarder sans voir », c’est préparer le « retour au sans formes » (Tao Tö King 14).
Chez Roland Kraus, les rythmes et les couleurs (qui renvoient par analogie à l’expérience sonore) semblent n’être là que pour rappeler que la musique la plus haute est celle du silence, les formes et les nuances les plus pures celles qui se résolvent dans la transparence.

Jacques Simonelli
Moëlan-sur-Mer, Août 2010
Bibliographie : L’homme et son devenir suivant le Vêdânta, René Guénon,
1925 ; Tao Tö King, traduction Claude Larre s.j., 1977
 
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